Peu connu du grand public, Louis Pouzin est l’un de ceux sans qui Internet ne serait pas ce qu’il est. Comme Vinton Cerf ou Tim Berners Lee, ce Français est l’un des artisans de la Toile. C’est d’ailleurs ce qui lui a valu d’être récemment décoré par la Reine Elizabeth en même temps que Tim Berners Lee, Vinton Cerf, Robert Khan et Mark Andreessen pour leur contribution à la création du World Wide Web en 1989. En effet cet ingénieur français en informatique a inventé le datagramme et a contribué au développement des réseaux à commutation de paquets.
Défenseur d’un Internet libre et ouvert, regarde avec hostilité le contrôle de l’Icann et, au-delà, la surpuissance américaine sur Internet qui s’exerce également avec la NSA. A 83 ans, il vient de créer Open-Root. Cette start-up propose de créer son extension sans passer par l’organisme officiel de gestion de domaines dans le monde.
Vous avez créé Open Root, une start-up qui vend des extensions. Comment vous distinguez-vous de l’Icann ?
Nous vendons des Top Level Domains (TLD), c’est à dire des extensions de premier niveau [NDLR : comme le .vin] ou des racines ouvertes. Mais nous ne faisons pas de ventes aux enchères comme le fait l’Icann. Les clients choisissent eux-mêmes leur nom. Plusieurs sociétés ou individus peuvent avoir le même TLD. Nous rajoutons simplement un élément pour les distinguer.
Quoi par exemple ? Une suite de chiffres ?
C’est aux utilisateurs de définir l’information supplémentaire à ajouter pour obtenir une adresse unique. On peut même faire cela dans toutes les langues et donc dans tous les alphabets. Notre solution a une vocation internationale et ne se limite pas au seul alphabet américain qui nous a été imposé par l’Icann.
Que reprochez-vous à l’Icann ?
Imaginez qu’une entreprise possède l’annuaire téléphonique mondial et qu’elle n’inscrive que les gens qui lui conviennent. C’est ça l’Icann ! Mais il y a d’autres annuaires qui ne sont pas officiels. Il y a aussi ceux qui se servent de l’Internet sans annuaire en utilisant les adresses IP. Il y a toute une faune qui n’est absolument pas visible, et qu’on oublie un peu vite, qui utilise l’Internet sans passer par l’Icann.
Le gouvernement américain a annoncé son intention de se détacher de l’Icann. Vous n’y croyez pas ?
Il faut vraiment être crédule pour y croire. C’est une stratégie qu’on nous ressort à chaque fois qu’il y a un problème. L’Icann est le fondé de pouvoir des Américains pour contrôler Internet. Le reste est accessoire. Les noms de domaines sont un prétexte pour masquer l’opération. Et en plus, ça rapporte de l’argent. L’Icann veut garder son pouvoir et le gouvernement américain veut garder l’Icann.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur Internet ?
C’est l’équivalent du Far West ou du Chicago des années 30. Il va falloir un certain nombre d’années pour passer de « Chicago » à la vie normale. Ca peut peut-être aller plus vite aujourd’hui, mais pas en mettant un policier derrière chaque ordinateur.
Vous appelez à plus de sécurité, de contrôle, mais vous êtes contre les méthodes de la NSA...
La NSA considère que tout le monde est potentiellement suspect, mais à ce jour elle n’a pas arrêté un seul terroriste grâce à cette surveillance qui dégénère. Des employés de la NSA ont commencé à utiliser ces techniques pour surveiller leur conjoint ou leur proche. L’étape d’après c’est quoi ? Vendre ces informations ?
Pour vous, les révélations de Snowden n’ont pas été une surprise ?
Pas vraiment. Ça a commencé avec AT&T après les attentats du 11 septembre. En 2002, un ingénieur d’AT&T a découvert s’étonnait que certaines pièces connectées étaient équipées d’une déviation vers la NSA. Il a prévenu ses supérieurs qui l’ont envoyé au diable. En quittant ses fonctions en 2005, il a rédigé un rapport dont personne ne voulait. C’est le New York Times qui l’a publié. Il y avait moins de détails que dans les révélations de Snowden, mais on pouvait déjà facilement comprendre l’étendue du système.
Personne n’a été choqué à l’époque ?
Non, c’est comme ça ! Quand un événement aussi grave arrive, la première réaction est de ne pas y croire. Personne ne savait comment le gérer. Les réactions émotionnelles ne sont pas contrôlables.
Tim Berners Lee était à Paris récemment. Discutez-vous de ces sujets ?
Nous nous sommes vus au CNAM pour Futur en Seine, mais il ne parle que de ces sujets dans ces conférences. Son quotidien, c’est le web sémantique.
Il a pourtant dénoncé la surveillance américaine, estimant que c’était aussi préoccupant que la censure chinoise...
Ce n’est pas le seul à le dire. Dire que c’est inadmissible est presque banal. Mais après, on fait quoi ?
Pourquoi ne cherchez-vous pas à sensibiliser les autres pionniers de l’Internet, pour donner à vos propos une résonance mondiale ?
Ça prendrait trop de temps. On est tous dispersés. Et puis, nous ne sommes pas nombreux. Chacun a son job. Prenez Vin [Vinton Cerf, NDLR], il fait à la fois de la propagande pour Google et pour la NSA. Bob Kahn a sa propre société, et n’a pas le temps de s’occuper d’autres choses. Bob Metcalfe a aussi une entreprise spécialisée dans la réduction énergétique des appareils. Bref, nous sommes tous pris dans des projets ou dans des organisations.
Vous arrivez à vous voir de temps en temps ?
Rarement. Je travaille essentiellement avec des personnes que je connais depuis moins de dix ans. Ce sont surtout des Indiens, des Sud-Américains et des Africains.
Que pensez-vous des géants du Net comme Google, Facebook, Apple, Amazon ou Microsoft ?
Ils ne cherchent qu’à faire du profit ce qui est légitime pour des sociétés privées. Mais leur pouvoir est devenu titanesque. À une époque, beaucoup de pays dont les États-Unis mettaient des limites au pouvoir ou aux parts de marchés des grosses entreprises. On a démantelé AT&T, ITT et on se préparait même à le faire avec Microsoft. A cette époque, la surpuissance était considérée comme une menace pour les Etats. Aujourd’hui, c’est un atout.
Certaines organisations demandent le démantèlement de Google. Est-ce possible ?
Oui, mais le gouvernement américain n’a aucun intérêt à le faire. Google est devenu un élément de pouvoir mondial. Son moteur de recherche est un outil standard sur presque toute la planète. C’est devenu un moyen de coloniser des pays. Certains pays résistent, comme la Chine ou la Russie.
Vous approuvez la segmentation d’Internet ?
Mais il est déjà segmenté. Google et Facebook sont des systèmes indépendants. Les identifiants, les règles de fonctionnement, les fichiers qu’ils génèrent ne sont pas transférables. Essayez de récupérer le courrier de votre compte Gmail. À part faire du copier-coller, c’est totalement impossible.
Les Européens étaient en bonne place dans le développement d’Internet et aujourd’hui, nous sommes loin derrière. Que s’est-il passé ?
Fin des années 70, début des années 80, l’Europe a rejeté le datagramme (NDLR : la transmission des données par paquets). Toute l’Europe a marché en rang pour utiliser le X25 (NDLR : le réseau Transpac, utilisé pour le Minitel). Ils ont voulu soutenir l’industrie des télécoms européenne avec une norme sans avenir. On s’est retrouvé sans argument technique pour parler avec les Américains. On n’a jamais rattrapé ce retard à cause principalement des leaders français, britanniques et allemands. C’était une erreur stratégique monumentale. Les Américains en ont profité pour prendre le leadership et ils l’ont gardé.
Vous voulez dire que l’Europe a définitivement perdu la bataille ?
Rien n’est définitif parce que tout vieillit. La stratégie des États-Unis a été de ne pas faire évoluer Internet. Moins il est sûr, plus ils peuvent justifier leur surveillance. On sait depuis longtemps qu’il faut introduire de la sécurité. Ils ont préféré geler l’Internet pour le développer plus vite à grande échelle. Leur choix a été d’envahir le monde, pas d’améliorer les réseaux.
Et la Commission européenne dans tout ça ?
Elle n’a jamais vraiment eu la volonté de contrôler tout ça. Et puis il faut dire que la génération Barroso, c’est un peu des bras cassés. Ils causent, mais ils ne font rien. Et puis comment discuter quand les 28 Etats membres ont des intérêts si différents. On ne peut s’entendre que sur le minimum.
Dilma Roussef, la présidente du Brésil, propose une charte mondiale pour protéger les internautes. Qu’en pensez-vous ?
C’est mal parti. Déjà, le fait de demander que les données des Brésiliens restent au Brésil ne sera jamais appliqué. Dilma Roussef n’est pas en cause, elle fait ce qu’elle peut. C’est le business brésilien qui n’en voudra pas. On verra peut-être apparaître un Cloud brésilien, mais ça n’ira pas plus loin, car, économiquement, le Brésil ne peut pas se couper des Etats-Unis.
Quand vous surfez, vous le faites anonymement ?
Qui peut être anonyme sur la Toile ? Une personne qui cache son identité est très vite repérée. Et puis, je n’ai pas d’intérêt à le faire. Ce que je dis doit être visible de tous nos opposants. Rien n’est secret.
Que pensez-vous des smartphones et des tablettes ? Vous êtes iOS, Android, Blackberry ou Windows ?
Pour téléphoner, j’ai un téléphone Bic qui me convient très bien. Quant aux tablettes, j’ai acheté un iPad il y a longtemps. Je l’ai revendu six mois après, car je ne supporte pas d’utiliser un système fermé. Je vais sur Internet avec des ordinateurs. J’ai toujours avec moi un petit Samsung portable. Chez moi, je dispose aussi d’un Mac et de deux PC sous Windows.
Source: Propos recueillis par Delphine Sabattier et Pascal Samama pour 01net
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